Le personnage à la redingote, vu de
dos, contemplant l’immensité du paysage, a disparu, emportant avec lui
toute trame éventuelle de narration. Le spectateur peut se projeter à sa
place, confronté au paysage devenu autonome. Cette exposition réunit
plusieurs artistes autour de la question de la re - présentation du
paysage dans ses transcriptions contemporaines. Face à un monde qui
change et qui s’abîme, les oeuvres présentées interrogent l’image, sa
manipulation et ses déplacements. Elles s’exposent aux enjeux de la
technique et aux jeux du hasard.
Didier Rittener travaille et
détourne des trames préexistantes empruntées à l’histoire de l’art et de
la représentation pour les inscrire dans une dynamique actuelle : perte
de repères et effacement de l’individu. Il applique à ces images un
procédé chimique de transfert, constituant des séries de pièces uniques,
chaque image portant les traces de ses multiples duplications. Le
transfert tout d’abord technique est également mental et conceptuel.
Entre apparition et disparition, ces mondes dépeuplés créent chez le
spectateur un trouble causé par l’impression de « déjà vu » où
l’absence, confrontée à la réminiscence des formes, se traduit en
présences persistantes.
Entropie du paysage. L’artiste
Florian Bézu soumet le paysage de carte postale aux affres des procédés
chimiques, trempant les images dans l’eau de javel. Sur le papier
cartonné apparaissent une multitude de cristaux microscopiques. D’un
point de vue géologique, la cristallisation n’est autre que ce phénomène
naturel qui fait passer le paysage du désordre liquide à l’ordre
compact. Cette collision des matières a pour résultat étonnant de nous
donner à voir tout à la fois l’origine du paysage et sa disparition.
Rongé par l’acidité du produit industriel, ce paysage en formation peut
basculer à tout moment, jusqu’à l’effondrement en poussières
résiduelles.
Batia Suter développe
également une réflexion sur l’utilisation d’images empruntées à notre
environnement visuel. Leur attribuant le statut d’archives, elle les
collectionne, les retouche parfois et les reproduit en les associant
selon des critères formels, fonctionnels, iconographiques, etc. En
confrontant en diptyque deux grands tirages de paysages, elle relie deux
horizons distincts sur une même ligne, dé-focalisant le point de fuite,
questionnant l’artificialité du paysage naturel et plus largement le
sens de la vérité, de la fiction et du mensonge de l’image.
Terres de feu, terres de
glace. L’Islande offre des paysages étonnants de collision et de fusion
entre différents écosystèmes. Joan Ayrton traduit ces contradictions
dialectiques à travers des diptyques associant des photographies noir et
blanc grand format et des papiers marbrés. Issus d’une tradition
artisanale locale de la reliure découlant d’une longue culture
littéraire islandaise, ces « marbled papers» semblent tout imprégnés du
paysage. Les effets moirés obtenus à partir du télescopage de couleurs
sont ponctués de nimbes : ces cercles blancs et scintillants détourant
chaque goutte d’encre. L’ensemble crée des formes aléatoires, pourtant
étrangement similaires à celles que nous donnent à voir les
photographies de l’artiste. Cette rencontre fortuite entre le paysage
naturel photographié et les papiers peints par l’homme dévoile des
rapprochements formels et plastiques. Émanant de la nature, le matériau
papier en traduit la beauté palpable, éphémère et fragile. De la même
manière que les paésines sont des « pierres à images », ils se révèlent
être des « papiers à paysages » et autant d’impressions psycho-
géographiques. Entre vision macro et microscopiques, les méandres du
papier sont tout à la fois un détail tranché dans la roche et une
dilatation de l’angle de vue à la manière d’un panorama : l’espace est
ouvert et prend de la profondeur. Curieuse de ces analogiesentre le
paysage et les hasards de la technique, Joan Ayrton réalise des
peintures uniques, à la laque, laissant la matière réagir sur de petites
plaques de métal. Le format exigu ne restreint en aucun cas l’étendue
possible du paysage évoqué, les couleurs aux reflets changeants offrant
autant de méandres que d’interprétations possibles : des plis de la
roche aux lames d’écume.
Alexandra Pellissier travaille à
partir d’images de fonds marins reconstituées par le biais technique
d'un logiciel d’ondes sonores à hautes fréquences émises dans des
faisceaux. Elle transpose alors ces paysages immergés, à l’état du
dessin pur, réalisé en nuances claires - obscures de couches de
graphites. De ces paysages silencieux mis à jour émane un calme diffus,
au réalisme si précis que la vision semble floutée par la densité de
l’eau. Lorsqu’il ne reste plus aucun élément de vie et que l’on a perdu
tout point de repère dans le paysage, Alexandra Pellissier domestique le
vide, créant à partir d’un assemblage de matériaux naturels une
architecture à l’échelle incertaine et à la raison d’être indéterminée.
Pourtant la précision du dessin, la rigueur du trait, l’imbrication des
formes et des volumes restitue les détails de la matière avec une
maîtrise hyperréaliste. À nouveau, on se perd dans la matière même du
paysage : les nervures, les plis et les coupes du bois.
Une version contemporaine de la dramaturgie du paysage où l’on s’étonne de ne pas s’y plaindre de l’absence de l’homme.
- Nadège Lécuyer -
Sidelong through a sea of clouds
The character in the
Redingote, seen from behind contemplating the immensity of the
landscape, has disappeared, taking with him any potential narrative
thread. The viewer might imagine himself in his place, confronted with
the now autonomous landscape. This exhibition brings together several
artists around the theme of the re-presentation of the landscape in its
contemporary transcriptions. Faced with a changing and ever more
disfigured world, the works presented explore the image, its
manipulation and its movements. They have been exposed to risky
techniques and to the vagaries of chance.
Didier Rittener works on
pre-existing narratives borrowed from the history of art and
representation in order to set them in a current approach : a loss of
points of reference and the erasure of the individual. He applies a
chemical transfer process to the images, creating a series of unique
objects, each image bearing the traces of his multiple copies. The
transfer, technical at first, is also mental and conceptual. Between
appearance and disappearance, these depopulated worlds elicit unrest in
the viewer, caused by the impression of ‘déjà vu’ in which absence,
confronted to the reminiscence of forms, translates into persistent
presences.
Entropy of the landscape. The
artist Florian Bézu submits the landscape postcard to the torment of
the chemical process, dipping the images in bleach. A multitude of
microscopic crystals appear on the cardboard. From a geological point
of view, the crystallisation is none other than the same natural
phenomenon which transforms the landscape from liquid disorder into
compact order. This collision of materials surprisingly reveals both
the origin of the landscape and its disappearance. Eroded by the acidity
of the industrial product, this landscape in formation will potentially
disintegrate at any moment, finally crumbling into dusty residue.
Batia Suter also reflected on
the usage and manipulation of images taken from our visual environment.
Granting them the status of archives, she collects them, at times
retouching them and reproducing them by associating them according to
formal, functional and iconographic criteria, among others. By
confronting two large landscapes prints in a diptych, she joins two
distinct horizons on the same line, removing focus from the vanishing
point, questioning the artificiality of the natural landscape and more
widely the meaning of truth, fiction, and the falsehood of the image.
Lands of fire, lands of ice.
Iceland offers magnificent landscapes of collision and fusion of
different ecosystems. Joan Ayrton translates these dialectic
contradictions by means of diptychs which unite large format black and
white photographs with marbled paper. Coming from a local artisanal
tradition of book binding, resulting from a long Icelandic literary
culture, these ‘marbled papers’ seem to be entirely impregnated with
the landscape. The iridescent effects arising from the collision of
colours are punctuated with nimbus clouds: the white and scintillating
cercles surrounding each drop of ink. The combination creates haphazard
forms, although strangely similar to those shown to us in the artist’s
photographs. This fortuitous encounter between the photographed natural
landscape and the papers painted by human hand reveals formal and fine
art analogies. Coming from nature, this paper material translates its
palpable, ephemeral and fragile beauty. In the same way that Florentine
marbles are ‘stones with images’, they reveal themselves to be ‘papers
with landscapes’ - and psycho-geographical impressions. Between macro
and microscopic visions, the meanderings of the paper are at the same
time both a detail sliced from the rock and an expanded panoramic point
of view: the space is open and has depth. With a curiosity for these
analogies between landscapes and the randomness of the technique, Joan
Ayrton produces unique paintings with lacquer, letting the material
react on small metal plates. The narrow format does not restrict the
possible range of landscapes evoked, since the colours and the changing
reflections offer as many meanders as possible interpretations: folds
of rock and slivers of foam.
Alexandra Pellissier works
from seabed images recreated with the use of a software which emits
beams of high frequency sound waves. She then transposes these immersed
landscapes into genuine drawings, with Chiaroscuro nuances of graphite
layers. A diffuse tranquillity emanates from the revealed silent
landscapes, with a realism so precise that our vision seems blurred by
the density of the water. When all traces of life have disappeared and
we have lost all point of reference in the landscape, Alexandra
Pellissier domesticates the void, using a collection of natural
materials to create an architecture of uncertain scale and undetermined
raison d’être. Yet the precision of thedrawing, the rigour of the
stroke, the overlapping forms and volumes reproduce the details of
matter with hyper-realist mastery. Once again we lose ourselves in the
very matter of the landscape: the veins, folds and cuts of the wood.
A contemporary version of landscape dramaturgy where one is surprised not to lament the absence of man.